Si le visage est chez Levinas la forme que prend l’expérience d’autrui ; si le visage de l’autre excède toute description possible (il n’est pas réductible à ses traits) ; si le visage fait que l’autre n’est pas « connaissable » ou du moins qu’en lui, une part échappe à toute forme d’objectivation ; si le visage est une signification sans contexte, s’il nous parle, et nous supplie ; si face au visage d’autrui, ma conscience passe au second plan, au profit d’une relation éthique ; si le visage d’autrui, par sa nudité, sa vulnérabilité, fait surgir ma responsabilité infinie face à lui ; alors qu’en est-il du visage qui apparaît sur mon écran, dans une conversation face-time, skype ou zoom ?
Qu’est-ce qui m’apparaît, dans cette lucarne, cadré, de face, dans un bougé en décalage avec ses paroles ? A qui est-ce que je m’adresse, lorsque je parle à un « autre » via un écran ? Est-ce précisément cet autrui dont Levinas parle, et qui par son visage exige qu’en lui répondant, je réponde de lui ? Ou est-ce une image, accolée à la mienne, car mon visage également apparaît dans une petite case de l’écran qui homogénéise les apparitions ? Et d’ailleurs, ne m’arrive-t-il pas de regarder autant mon propre visage pour vérifier que je suis bien coiffé, ou pour voir comme l’autre me voit ? Si les visages deviennent des images – des écrans – peuvent-ils donner accès à une relation éthique ? Ou renvoient-ils inexorablement à l’ontologie à laquelle, pour Levinas, nous n’échappons qu’à travers cette dimension d’altérité ? Dimension qui est une véritable expérience.
Si le confinement continue, qu’en sera-t-il de la dimension éthique, du rapport à l’autre, via un écran ? Puis-je rencontrer authentiquement un autre, par la seule médiation de l’image ? Son visage n’est-il pas devenu un masque en n’apparaissant qu’à travers l’écran ? Masque qui empêche la relation : certes, le télétravail permet de continuer de travailler, mais ce sont des solitudes qui construisent ensemble les pièces d’une même machine. La médiation qu’est l’objet travail permet la relation utilitaire. Mais la relation à Autrui ? Comment la repenser en l’absence de visages, remplacés par l’image des visages – qui en est la négation ?
Article rédigé par Mazarine Pingeot