Un article paru dans le Sud-Ouest du 26 mars 2020
« Il me paraît inévitable qu’il faudra réinvestir dans le service public ».
Co-présidente du festival Philosophia de Saint-Emilion, la romancière et philosophe estime que l’épidémie montre que » les humains sont reliés les uns aux autres »
Où êtes vous confinée ?
J’ai quitté Paris avec mes enfants pour un logement dans le sud de la France. Si j’avais été seule, je serais restée à Paris parce qu’on y est malgré tout moins isolé même si on ne peut pas sortir. Pour le moment, je suis entièrement absorbée par l’organisation de cette nouvelle vie, les devoirs des enfants, les repas familiaux, ce que vivent des millions de Français même si j’ai conscience d’être une privilégiée. Je n’ai pas vraiment le temps de travailler et de m’isoler pour réfléchir à tout ce qui est en train de se passer. A titre personnel, je vous avoue que je trouve cette période très angoissante et je n’arrive pas à me concentrer sur mon travail de philosophe.
Vous manquez de recul par rapport à l’événement ?
Oui, c’est çà. J’allais vous dire qu’on est en plein coeur de l’épidémie mais même pas, on n’en est qu’au début et on ne sait pas du tout comment çà va évoluer. Il est impossible de commencer à esquisser la moindre leçon de ce qui se passe. Il faut être très prudent. La seule certitude, c’est que cette épidémie révèle au grand jour des situations très inégalitaires et qu’elle va même les accentuer. Je pense aux inégalités scolaires, à la fracture numérique ou encore aux femmes qui élèvent seules leurs enfants. C’est une période brutale qui va se traduire par plus de violence intra-familiale.
Même avec le peu de recul dont on dispose, qu’observez vous de cette épidémie ?
Si je dois faire appel à un philosophe, je pense à Leibniz et son système des monades selon lequel tout être est soit une monade soit un composé de monades. En fait, nous sommes enfermés dans une cellule mais tous reliés aux autres. Pendant le confinement, nous sommes tous solitaires devant notre écran d’ordinateur ou de smartphone mais néanmoins reliés aux autres. C’est ainsi qu’on forge une société même si on en verra sans doute les limites au fur et à mesure du confinement.
Et puis, ce confinement me fait réfléchir sur la notion d’horizon. Avoir un horizon commun, c’est ce qui fait une communauté. Ne pas en avoir est très déstabilisant. Il y a par exemple l’horizon physique avec, en ce moment, des gens qui n’ont pour seul horizon que le mur de l’immeuble d’en face. Et l’horizon temporel. Aujourd’hui, personne n’est capable d’affirmer quand va-t-on sortir de cette crise.
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Avez-vous une lecture politique de l’épidémie ?
On connaît la puissance du néo-libéralisme et sa capacité à imposer sa loi mais il me paraît inévitable qu’il faudra réinvestir dans le service public, refaire appel à l’Etat-providence dont on constate à quel point il nous protège malgré les coups et les privations qu’il a subis, par exemple à l’hôpital public. Ce n’est pas de gouvernement qu’il faut changer, même si Macron incarne parfaitement ce néo-libéralisme, c’est de système. Le virus ne fait pas de politique, il frappe tous les régimes quelle que soit leur nature et n’a aucune notion des frontières.
Le philosophe Hobbes affirmait que l’homme est un loup pour l’homme. A-t-il raison ?
Sans être une optimiste excessive, je ne partage pas son pessimisme. L’homme a besoin des autres et d’horizons communs pour en revenir à ce que je vous disais. L’épidémie engendre certes des situations atroces mais je préfère retenir les très nombreux élans de solidarité qu’elle fait naître. Et puis si on doit parler de loup, c’est aussi un animal qui a besoin de vivre en meute, donc en communauté.
Quelles lectures conseillez vous pendant ce confinement ?
Je suis en train de lire un livre passionnant « Liberté et abondance » de Pierre Charbonnier qui réinterroge la philosophie politique à la lumière de l’écologie. Sinon, pour un travail en cours, je relis Emmanuel Levinas que je trouve toujours magnifique. J’ai enfin envie de citer le trio magique Pascal, Descartes et Spinoza. Cela dit, la philosophie pure peut être aride et décourager les bonnes volontés. On peut alors se lancer dans de la littérature philosophique ou des manuels de philosophie.
Ne pensez vous pas qu’il y aura un trop-plein de livres après l’épidémie ?
C’est vraisemblable. Que ce soit sous forme de roman, d’essai, de journal intime ou de récit historique, je pense que l’édition va être submergée par le coronavirus. Comme toujours, il y aura le pire et le meilleur.
Vous êtes co-présidente du festival Philosophia de Saint-Emilion. Aura-t-il lieu ?
On fait comme s’il allait avoir lieu pour se donner du courage. Il se déroule fin mai. A priori, çà laisse du temps mais en fait ce n’est pas si loin que çà. Et ce sera difficile de le décaler parce qu’il y aura déjà beaucoup événements reportés. Si elle a lieu, ce sera vraiment une édition très spéciale.
Par Benoît Lasserre
Publié le 26/03/2020 à 8h40